Notes de Georges Tapinos (1940-2000) pour les remerciements prononcés à sa réception dans l'Ordre du Mérite


Georges Tapinos


Merci Alain [Lancelot, ancien directeur de l'IEP] pour tout ce que tu as dit, tout ce qui peut laisser supposer que je mérite cette distinction. [...] Comme tu l'as si bien dit : « Ça a débuté comme ça... »

Je suis venu en France, avec ma mère, à la suite du décès accidentel de mon père à Athènes. Paris, gare de Lyon 1946. C'était la dernière étape d'une longue marche familiale vers l'ouest, un Orient-Express sans billet de retour. D'Alep en Syrie, d'où sont originaires mes grands-parents maternels, à Konia, dans les hauts plateaux de l'Anatolie, où est née ma mère. De Konia à Constantinople, où ma mère a fait ses études, où mon grand-père paternel était professeur et mon père médecin, et où mes parents se sont mariés. De Constantinople à Athènes où je suis né. D'Athènes à Paris enfin.

Pourquoi Paris, pourquoi la France ? À dire vrai je ne sais pas. J'enseigne aux étudiants toutes les causes de la migration, mais je ne saurais expliquer la mienne. J'imagine que pour ces chrétiens d'Orient, la France représentait la puissance protectrice, le dernier recours, peut-être une France qui tenait davantage de l'image d'Épinal que de la France des Lumières, mais une France qu'on admirait et il n'y a pas d'intégration sans admiration.

Me voilà devenu ou devenant français. Français de culture grâce aux bons pères maristes et à l'université. Des premiers j'ai appris, à leur corps défendant, les vertus laïques, de l'université le sens du service public.

Français de droit par la naturalisation en 1961, l'année du diplôme de Sciences-Po. Mais la République se méfiait encore des naturalisés de fraîche date et leur imposait une espèce de délai de viduité par rapport à leur pays d'origine pour l'accès aux concours administratifs. C'est vrai que j'étais turc de nationalité, pour des raisons qui demanderaient pour être expliquées un cours sur la question d'Orient !

Cette porte fermée, il restait tout le reste : la recherche et la vie. Dans mon itinéraire professionnel, si mérite il y a, je le dois pour beaucoup aux maîtres, aux collègues et aux amis que les circonstances de la vie m'ont fait rencontrer. D'abord ceux qui sont ici présents et que je remercie très chaleureusement, mais aussi quelques absents.

Louis Chevalier, dont j'ai été l'élève à Sciences-Po et le collaborateur à l'Ined, Jean Bourgeois-Pichat, directeur de l'Ined, qui m'a donné l'occasion d'un premier séjour aux États-Unis. L'un et l'autre m'ont appris ce qu'était la recherche, le premier en me montrant qu'il n'y avait pas que les chiffres, le second en suggérant, c'était un homme très affable, qu'il y avait aussi les chiffres. Et aussi il y a eu à Sciences-Po la rencontre de Jean-Claude Casanova, qui m'a orienté vers l'agrégation de sciences économiques et a « organisé » mon installation à Sciences-Po.

Je dois donc tout ou presque à deux institutions, l'Ined où j'ai connu cinq directeurs et bientôt six, et surtout Sciences-Po, de Jacques Chapsal à Richard Descoings, Sciences-Po où j'ai pu combiner l'exercice du métier paisible de professeur avec la maxime évangélique « Allez et prêchez à toutes les nations ».

Cet honneur, ce bonheur, je voudrais le partager avec ma famille. Mon épouse, Geneviève. Mes filles, Ariane et Daphné, mon gendre Vincent, et la petite Zoé, que sa mère a cru sage de fatiguer dans les jardins du Palais-Royal avant de l'admettre céans.

Je suis très ému de cette cérémonie que j'ai souhaité modeste, mais comme il m'arrive de penser à ce que j'aurais pu être si je n'étais pas venu en France, il est très réconfortant de recevoir des encouragements pour ce que l'on a été ou ce que l'on est.

En recevant cette décoration il me vient une dernière pensée un peu plus anecdotique. Ma grand-mère maternelle a été décorée par le pape. Mon père a reçu une distinction militaire turque, dont je ne sais d'ailleurs apprécier la signification, mais comme il était dans le service de santé je suppose que c'était pour la bonne cause. Et me voilà au terme de ce processus de sécularisation honoré par la République, c'est une fierté supplémentaire.

Merci.

(texte du 20 octobre 1998)